Je pédale. Les petites gouttes d'eau me font fermer les paupières entre une et deux fois par seconde. Je les sens rafraîchir mon front et je continue à pédaler, mon joli sac bien attaché derrière le vélo et les mains près des freins, au cas où. Les gens ne courent pas, la pluie est douce. Je passe à côté de la fille du concert de l'autre jour et elle me salue avec un sourire. Ce sourire ne veut dire rien d'autre que "je reconnais ta tête, je l'ai vue avant et je la reconnais". Si l'on ne nous a pas vu avant, on nous ignore: on ne sourit pas aux inconnus dans les villes comme la mienne. On sourit seulement si quelqu'un nous a déjà présenté, si quelqu'un qui nous connaît déjà a dit "Martine, je te présente Éleonore": dans ce cas-là Martine et Éleonore reconnaissent leurs visages et vont se sourire si elles se croisent dans la rue. Elles ne savent peut-être rien l'une de l'autre, mais elles vont se saluer parce que leurs têtes ne leur apparaissent pas inconnues. Ça arrive parfois quand-même de saluer quelqu'un que personne ne nous a jamais présenté: il faut pourtant que sa tête nous soit familière. C'est le cas des gens qu'on croise toujours en allant au travail, dans le bus ou dans la rue: ça fait longtemps qu'on se voit tous les matins sans rien se dire, et tout à coup il arrive un jour où l'un des deux fait "bonjour" et pam, ce n'est plus un inconnu. Mais ces cas sont rares dans une ville comme la mienne. Ici, quand il pleut et que je pédale, les petites gouttes d'eau me font fermer les paupières entre une et deux fois par seconde et je ne peux pas m'empêcher de penser l'évident: la pluie nous mouille tous. Il y en a qui sont heureux, il y en a qui pleurent secrètement, d'autres cherchent un chemin à l'aveuglette. Il y en a qui sont maigres, ou riches, ou vieux. Il y en a qui s'angoissent, qui s'inquiètent, qui ont des enfants. Mais la pluie nous mouille tous. Bon, si on est chauve ça mouille un peu plus, mais personne ne se sauve de l'eau qui tombe. On fait tous les mêmes choses et de la même façon, et pourtant on a des vies si différentes! Qu'est-ce qui fait notre vie telle qu'elle est? Elle vient d'où, notre personalité? Pourquoi y en a-t-il qui sont plus forts, qui résistent mieux les coups de l'hasard? Le monde n'est pas fait pour être juste, la différence à l'origine est trop forte, nous n'avons rien à voir avec les milliards de personnes qu'on croise chaque mois. Et pourtant la pluie nous mouille tous.
dijous, 18 de juliol del 2013
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